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Le Craftivism entre matières et engagements. Esquisse d’une rencontre entre anthropologie et sémiotique

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Fine cell work apprentissage texile en prison detail du site internet

di Valeria De Luca [*]

L’étude du Craftivism, forme d’activisme mêlant art et artisanat, représente la première ébauche d’un travail plus vaste sur la durabilité écologique de l’artisanat textile, inauguré dans des travaux précédents (De Luca 2016, 2018). A l’instar d’autres pratiques que l’on peut qualifier de socio-esthétiques, le Craftivism déborde les frontières disciplinaires et engendre notamment un dialogue théorique et méthodologique entre anthropologie et sémiotique, dont on se contentera ici d’en esquisser les contours généraux.

En effet, le Craftivism s’avère à notre avis un terrain d’étude emblématique qui semble corroborer deux hypothèses générales : i) d’une part, celle d’une continuité structurelle entre manifestations et faits perceptifs, sémiotiques-expressifs et culturels et, d’autre part ii) celle de la nécessité méthodologique d’articuler les passages entre des niveaux ou des régimes sémiotiques différents en vue d’une stabilisation provisoire de l’hétérogénéité constitutive de toute sémiose.

Ainsi, on décrira en premier lieu les aspects les plus prégnants du Crafitivsm ; en deuxième lieu, les notions de matière et de forme de vie nous fournirons des éléments de discussion en vue de la rencontre entre sémiotique et anthropologie.

Le Craftivism

Aperçu sur le textile

Avant de détailler les spécificités du Craftivism, il est nécessaire de souligner la capacité du textile en tant que tel de brouiller non seulement des frontières aussi bien disciplinaires qu’expérientielles, à savoir celles concernant les distinctions entre matériau, image et objet. L’historienne de l’art Sabeth Buchmann et la curatrice Rike Frank remarquent que

« While the woven structure as pure surface follows a history of style or technology, in its materiality and manufacture it is part of a cultural and social history – an interconnection that also reflects the inseparability of material and immaterial work, between art and craft, as well as highlighting hierarchies in the global distribution of labor and resources » (Buchmann & Frank 2014 : 163).

Une telle inséparabilité est engendrée par la multimodalité constitutive des artefacts textiles avant même que par les fonctions assignées au fil de l’histoire. Dans ce sens, les artefacts textiles apparaissent comme un «a hybrid under which properties are often strung together—material, technology, medium, and metaphor—and only rarely does it refer to one of these in isolation. The study of textiles consequently requires a wide range of methodologies, and it must concern itself with a vast array of objects» (Weddigen 2013 : 34).

De surcroît, c’est précisément leur étrange matérialité qui manifeste la capacité des textiles de se constituer comme un véritable médium : fibre, étoffe, tissu, textile représentent autant de noms indiquant plusieurs phases d’une matière qui a déjà été travaillée et qui, par conséquent, est porteuse d’une histoire pratique et de certaines relations entre les agents, les techniques et les environnements.

Dimensions d’appréhension du Craftivism

On peut s’apercevoir du lien intime que le textile instaure entre matière, activité, engagement perceptif et cognitif de l’agent et environnement. Dans ce cadre, les pratiques afférentes au mouvement appelé en anglais Craftivism exploitent et magnifient ces relations en extrayant des fibres et de l’activité technique et gestuelle un potentiel d’individuation foncièrement transculturel.

Le mot Craftivism est composé par ceux de craft, métier, et d’activism, activisme. Selon Betsy Greer, tricoteuse et activiste qui a formulé ce terme pour la première fois en 2003, le Craftivism est

«the practice of engaged creativity, especially regarding political or social causes. By using their creative energy to help make the world a better place, craftivists help bring about positive change via personalized activism. Craftivism allows practitioners to customize their particular skills to address particular causes » (Greer 2003/2007) [1].
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IFC, International Fiber Collective projet Gas Station

Le mouvement, apparu aux États-Unis et au Canada, est présent maintenant sur une bonne partie du territoire européen et sud-américain. On peut voir ses prodromes en certains mouvements utopistes visant une redéfinition folklorique et populaire des styles de vie, en la culture DIY (Do It Yourself) des années 1990, en le mouvement Arts and Crafts de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, en le Bauhaus au XXe siècle, jusqu’à arriver au développement du Fiber Art des années 1950-1960, en passant par les mouvements anticapitalistes et la troisième vague féministe de la fin du XXe siècle. Ces différentes pratiques et mémoires culturelles se trouvent mélangées de manière inédite et originale par rapport à plusieurs et différentes dimensions relatives à sa configuration interne. On peut provisoirement les repérer comme suit:

1)  Une dimension textuelle et trans-médiatique, qui concerne les relations entre fibre et utilisation du langage verbal;

2) Une dimension gestuelle-corporelle, qui inclut à la fois la relation entre fibres-matières et techniques de tissage, et le statut du corps des craftivistes;

3) Une dimension praxéologique, qui concerne les modalités d’effectuation et de manifestation de ces activités, ainsi que leurs propres scènes et paysages – cette même dimension comprend les rythmes et la distribution du travail;

4) Une dimension institutionnelle-normative, qui subsume les différentes activités artisanales et les convertit en actions sociales à travers des surinvestissements symboliques agissant à leur tour sur l’environnement qui les nourrit;

5) Une dimension identitaire, qui englobe les précédentes en spécifiant les modalités générales d’émersion et de stabilisation des subjectivités et des relations entre les différents agents et sujets impliqués.

Dimension textuelle     

A l’égard de la dimension textuelle et trans-médiatique, on remarque une alternance dans l’utilisation de la fibre. Elle est employée tantôt en tant que figure, dans son potentiel de tridimensionnalité pour la réalisation d’objets et de vêtements utilisables à plusieurs fins (protestation, bénévolat, démonstration, etc.); tantôt, elle devient fond, servant comme toile, support d’inscriptions textuelles stricto sensu, messages, noms propres, citations, petits récits. Ces deux modalités de croisement perceptif de la vision et de la lecture, montrent d’un côté le caractère médiatique du textile et, de l’autre côté, affichent la matérialité du langage même. Bien qu’il s’agisse de productions textuelles au sens littéral du terme texte, une correspondance trans-modale et trans-médiatique semble s’installer entre le rythme gestuel, textural, chromatique qui préside à l’émergence des formes-lettres, et l’évocation du rythme des voix et des messages dont ces textes se font porteurs.

Dimension corporelle

Du côté de la dimension gestuelle-corporelle, les pratiques craftivistes se caractérisent par une extraordinaire variété à la fois des fibres employées et des techniques de tissage. Rentrent dans le Craftivism le tricot, la broderie, la couture, la tapisserie, l’entrelacement ainsi que d’autres techniques d’ornementation et de décoration, réalisées le plus souvent à la main ou à la machine. Parmi les fibres on retrouve des matières classiques telles que le coton, la soie, le lin, la laine, mais aussi des fibres métalliques, des câbles électriques, des fibres synthétiques, etc. Le travail sur la matière peut s’effectuer sur et à partir de n’importe quel tissu ou objet (papier, pierres, béton, paillettes, joyaux, etc.), qui est incorporé dans le tissage. Le recyclage de matériaux et d’objets déjà utilisés ou anciens s’avère l’un des engagements explicites des craftivistes en termes d’écologie et de durabilité : par l’assemblage de matières et de formes qui n’étaient pas censées se combiner ensemble, non seulement on redonne une nouvelle vie à un bout d’étoffe, mais on peut réactualiser l’histoire socio-culturelle qui est littéralement tissée dans l’objet recyclé. D’une manière générale, toutes ces techniques sont maîtrisées, apprises et transmises par des femmes, bien que les hommes soient de plus en plus présents.

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Cat Mazza Nike Blanket Petition, 2003-2008

La présence féminine est revendiquée explicitement en résonance avec la troisième vague féministe ou post-féministe qui prône une nouvelle domesticité assumée et choisie par les femmes, qui non seulement rehausse le travail manuel féminin des générations précédentes, mais affirme par le même coup le potentiel subversif de l’artisanat vis-à-vis des modes de production du capitalisme avancé. Cette nouvelle domesticité ne se borne pas qu’à l’espace de l’oikos, traditionnellement associé aux tâches ménagères féminines, mais investit des espaces de natures diverses et variées. Elle ne concerne pas non plus l’espace de l’usine, symbole du travail féminin à l’époque de l’essor de l’industrie textile. En valorisant la domesticité de ces activités, dans une continuité paradoxale avec le passé social de genre et économique, les craftivistes opèrent en réalité un changement de signe à l’égard des valeurs de la maison, ou de tout espace contribuant à l’enrôlement d’un sujet. En d’autres termes, elles rendent la domesticité déterritorialisée et nomade ; par le travail de la fibre (dans la double acception du génitif, le travail opéré par la fibre et le travail opéré sur la fibre), elles mettent en exergue une des propriétés anthropologiques fondamentales de la matière textile et de l’activité du tissage, à savoir leur capacité de constituer, de construire des habitats. C’est pourquoi la domesticité s’avère valorisée positivement et activement : elle permet de renouer – presqu’au sens littéral du terme – des nouveaux liens avec l’environnement, ainsi qu’avec une mémoire gestuelle, affective et sociale intergénérationnelle.

Dimension praxeologique

La dimension praxéologique ou pratique concerne le déroulement effectif des activités, leurs temps et leurs espaces. A l’égard de l’espace de l’activité, on peut constater un double mouvement, du privé vers le public et du centre vers la périphérie. Le premier mouvement suit la sortie du tricotage et des autres pratiques de l’espace de la maison pour occuper presque tout type d’espace et de situation publics, la rue, un débat, les transports en commun, etc. Il s’agit de ce que l’on appelle Knitting Circles qui, au fil du temps, ont produit une nouvelle forme de protestation pacifique, le Knit-in. Comme le relatent nombre de craftivistes, le simple fait de tricoter dans un lieu non consacré à ce type d’activités a souvent engendré chez autrui un questionnement d’ordre identitaire et une dévalorisation de l’“autre”, immédiatement catégorisé en tant que tel. Comme le remarque le chercheur Jack Bratich

« It is no wonder, then, that these “tightly knit groups” had to be ridiculed as “gossiping circles” and otherwise managed semiotically. Seen as idle work, a waste of time, and unproductive activity from the perspective of capital and masculinized value, these forms of craft-work do not get integrated into profit-making systems but get marginalized as, at best, use-value objects […] Once again, the knitting circle comes to mind, whereby participants swap skillful knowledge (techne) but also stories, experiences, songs, and other life strategies » (Bratich & Brush 2011 : 240, 245).

A cela s’ajoute une trajectoire de dissémination qui infirme précisément la possibilité d’une catégorisation et d’une différentiation nette entre un nous et un autre (où l’autre, ce sont les craftivistes). En effet, le travail est à la fois coopératif et collectif ainsi qu’individuel ; il suit, d’un côté, la temporalité propre du binôme agent-matériau en relation à chaque projet et, de l’autre côté, une distribution du travail horizontale et paritaire des projets collectifs. Dans cette perspective, ce n’est pas un hasard le fait que certains chercheurs parlent à propos du craftivism de peer-to-peer textiling, en ceci que, par la mise en réseau via internet, on peut par exemple partager des patterns pour la réalisation de broderie, ainsi que les réalisations elles-mêmes.

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Mini Protest Banner inside Somerset House London during London Fashion Week

Dimensions normative et identitaire

Le Craftivism est le nom de plusieurs pratiques distinctes, en particulier d’actions sociales et politiques dont l’engagement est engendré et manifesté précisément par le matériau. Cela nous conduit à la dimension que l’on a appelée institutionnelle-normative, et qui à son tour investit et occupe des espaces aussi bien physiques que virtuels. Les actions reprennent souvent celles développées dans d’autres formes d’activisme, comme dans le Yarn Bombing, le Knit-in, le Knit Graffiti, le Kniffiti, la Guerilla Knitting, l’Urban Knitting, à savoir des actions à la fois disséminées, localisées et ponctuelles dans l’espace urbain. Il existe également des actions continuelles dans le temps et étalées de manière plus homogène au sein d’une communauté, comme en témoigne le cas prodromique des arpilleristas chiliennes qui, pendant la dictature de Pinochet, « made arpilleras (elaborate tapestries) to let people know about the injustices happening to their loved ones and their country. When their family members started disappearing, these women turned to their craft (because speaking out was too dangerous) to illustrate how they felt » (Greer 2008). Aussi, on peut citer l’initiative Fine Cell Work – Made in prison [2] qui, par l’initiation à la couture des personnes recluses dans des prisons au Royaume-Uni, vise à améliorer leurs conditions de vie et à favoriser leur future insertion professionnelle. Le projet IFC – International Fiber Collective [3] fondé en 2008, se consacre quant à lui à la formation d’étudiants et à la réalisation de projets artistiques visant le rassemblement éphémère d’artistes venant de tous horizons, dans le but de créer des archives numériques relatives au parcours global du collectif. Comme le précise la chercheuse et crafitivste Courtney Lee Weida,

« The IFC is situated as a community-based and craftivist (combining craft and activism) group with an ephemeral physical presence and persisting digital space. Overlapping aspects of craft, culture, and politics sustain and inspire communities and individuals through online art documentation […] Craft communities like the IFC are on the one hand social groups where artistic sharing, technical conversations, and critiques take place; yet the community interactions may be asynchronous and visitors may even lurk or visit a site without making one’s presence known as in the physical world. In this way, we can also examine layered roles within these contexts, as user, viewer, and maker. These various layers of participation provide a diverse craft community that is understood and experienced in several different ways simultaneously » (Weida & Marsh 2014 : 3, 16)).

Mentionnons aussi des actions plus explicitement de révolte ou proteste, telle The Nike Blanket Petition [4], promue par Cat Mazza afin de revendiquer des meilleures conditions de travail des travailleurs de la marque. Entre 2003 et 2008, plusieurs carrés tissus par des membres de différentes communautés et pays signataires de la pétition contre Nike, avaient été rassemblés pour former une unique couverture de 4 mètres composant le logo de la marque. La pièce a été ensuite exposée dans plusieurs musées européens et à l’étranger. Terminons ce bref parcours avec les initiatives du Craftivist Collective [5], fondé en 2009 par Sarah Corbett et diffusé sur les réseaux sociaux. Le collectif est présent dans des villes européennes, américaines et australiennes et a comme but de

« expose the scandal of global poverty, and human rights injustices through the power of craft and public art. This will be done through provocative, non-violent creative actions. We are a group of people, based all over the world, who use craftivism […] to raise awareness of social injustices and human rights issues internationally […] We encourage craftivists to send us photos and accounts of their projects for the Web site, so that we can show the world the global effect of our efforts » (Corbett & Housley 2011 : 344-345).

Les actions se réalisent à travers des petites pancartes brodées et éparpillées dans l’espace urbain.

La variété thématique de ces actions, ainsi que l’entrelacs des modalités de socialisation – en présentiel ou bien via les réseaux sociaux – soutenant les projets des différents collectifs, nous montrent une dynamique spécifique de la constitution culturelle et identitaire des sujets craftivitstes. L’adhésion et l’engagement aux pratiques craftivistes s’avère foncièrement transculturel, non seulement par rapport aux différentes origines des activistes, mais également vis-à-vis d’habitudes spécifiques de l’action politique et sociale. L’engagement est comme tissé deux fois et ne peut qu’être refaçonné en fonction des affinités et des ajustements réciproques entre les agents, les matériaux, les techniques, les thématiques visées, ou, autrement dit, dans le cours même de la pratique du craftivisme. En effet, l’interpénétration des qualités des liens établis physiquement et virtuellement ont conduit à évoquer au sujet du Craftivism l’expression de social meshworks, «whose affinities and links are formed not in organizational contexts or in identity-based communities or even via consumer tastes» (Bratich & Brush 2011 : 242).

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Alison Carpenter Hughes Fiver Free Machine Embroidery

 En guise de conclusion : l’engagement entre matières et culture

Dès lors, à la croisée de l’anthropologie et de la sémiotique, le caractère transculturel du Craftivism, son potentiel d’individuation toujours à déterminer, l’hétérogénéité de ses manifestations expressives, ainsi que leur régularité, conduisent à se demander quel type de modèle et quelles notions peuvent être à même de saisir ces traits apparemment en contradiction entre eux. En effet, ici il n’est pas tant question d’un processus de constitution d’un système vis-à-vis d’un extra-système, ou de fronts identitaires donnés comme naturels (car contredits par la logique inclusive et fluide du Craftivism) ; il est plutôt question de cet engagement qui est un mouvement d’identification et de la continuité entre matériau, agents et techniques.

Sans que l’on puisse rentrer dans les détails, précisons que le rapprochement actuel entre anthropologie et sémiotique est issu d’une transformation interne à cette dernière quant à ses objets d’études. A cet égard, les travaux de Jacques Fontanille montrent une extension de la palette méthodologique utilisée pour décrire des nouveaux objets, telles de pratiques, des expériences, etc. La répartition entre plusieurs niveaux de pertinence sémiotique à l’intérieur d’un parcours de l’expression répond à cette nécessité et s’avère utile dans le repérage des régularités et des spécificités de chaque niveau de la production du sens. Même si quelque peu transformé, le parcours que l’on a suivi retrace ses distinctions entre les niveaux des textes, des objets, des pratiques, des stratégies et, finalement, des formes de vie. Cette notion, qui demeure fluide et qui semble englober les autres niveaux, représente une passerelle justifiant épistémologiquement les liens entre anthropologie et sémiotique. Selon Fontanille, les formes de vie peuvent être conçues

« Comme des ensembles signifiants composites et cohérents qui sont les constituants immédiats de la sémiosphère […] Les formes de vie sont elles-mêmes composées de signes, de textes, d’objets et de pratiques ; elles portent des valeurs et des principes directeurs ; elles se manifestent par des attitudes et des expressions symboliques ; elles influent sur notre sensibilité, nos états affectifs et nos positions d’énonciation. Elles disent et déterminent le sens de la vie que nous menons et des conduites que nous adoptons ; elles nous procurent des identités et des raisons d’exister et d’agir en ce monde » (Fontanille 2015 : 7).

En d’autres termes, elles peuvent être considérées comme étant des «langages » à part entière, «caractéristiques des identités sociales et culturelles, individuelles et collectives […] Les formes sémiotiques qui les constituent font vaciller la frontière entre culture et nature» (Fontanille 2015 : 14).

L’extension de la catégorie de formes de vie à des collectifs non-humains, la formation et la stabilisation de celles-ci, leur trame d’expressions et de croyances, le vacillement entre nature et culture auquel elles concurrent : tous ces éléments peuvent – nous semble-t-il – être lus faisant appel à certaines des conceptions élaborées par Tim Ingold à partir des activités liées au développement de la ligne en tant que dimension d’investigation.

D’une manière générale, Ingold poursuit un projet global d’entrecroisement de l’anthropologie et de l’art afin de relever des qualités et des modalités d’émergence, de développement et de stabilisation de la vie en tant que processus de prise de forme. Il affirme en effet que:

« L’anthropologie peut parfaitement être une pratique de l’art, et que l’art peut être une pratique de l’anthropologie. Il y a un point à partir duquel on ne parvient même plus à les distinguer : celui où l’art comme l’anthropologie sont des pratiques d’enquête sur les possibilités et les conditions de la vie dans un environnement […] le travail de l’anthropologie ne consiste pas simplement à documenter la manière dont la vie est vécue par des populations en un lieu et à une certaine époque, mais plutôt – en se basant sur les expériences de terrain et d’ailleurs – à imaginer les possibilités de la vie » (Ingold 2017 : 166).
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Une attention particulière est conférée aux matières, aux choses (au lieu d’objets) et aux processus généraux de fabrication, dans une perspective épistémologique qui s’oppose à un modèle hylémorphique fort et qui, par conséquent, peut redistribuer l’agentivité à tous les composants de l’environnement. Ingold affirme tout d’abord la nécessité de s’intéresser, comme on l’a évoqué au sujet du textile, aux matières plutôt qu’à la matérialité en soi, ce qui selon lui ne fait que perpétuer le modèle hylémorphique, où prime une notion figée de forme en tant qu’imposition culturelle et une vision dénouée de vie de la matière comme monde cristallisé. Dépasser ce modèle signifie également passer d’une investigation en termes d’objets, dont le « le contenu est figé dans sa forme définitive » (Ingold 2016 : 15), et qui esquisse un monde à occuper, à un monde de choses, des matières-flux dont on suit les mouvements et le devenir, et qui constituent un monde à habiter. Dans ce cadre, l’étude des types de lignes et des processus de fabrication, dont certaines pratiques artisanales, fournit des exemples concrets ainsi qu’une métaphore épistémologique qui mettent sous un nouveau jour la notion de matière, et qui saisissent en profondeur les implications de la notion de forme de vie.

L’anthropologue distingue à ce propos au moins deux types principaux de ligne, la ligne-réseau et la ligne-maillage (meshwork), que l’on a rencontrée plus haut. Le maillage, c’est-à-dire l’entrecroisement des lignes qui suivent les mouvements des matières et des agents, permet d’identifier la composition d’ensembles susceptibles de se modifier au gré des habitudes et des usages, des changements environnementaux, des interactions avec d’autres choses et d’autres corps. Ainsi conçu, le maillage s’oppose au réseau, ce dernier prévoyant des points de passage déterminés au préalable et n’exploitant la ligne qu’en tant que ligne de connexion. Inversement, les lignes dont parle Ingold, c’est-à-dire des lignes qui ne séparent par l’action de l’acte, le geste de la chose, le projet du résultat,

«Ne sont pas des connexions. Elles ne vont pas de A à B, ou vice-versa. Elles passent entre des points sans rien relier […] La chose, elle, n’est pas constituée d’un seul fil, mais d’un assemblage de fils de vie. Mais si tout est constitué d’un assemblage de lignes, qu’advient-il alors du concept d’“environnement” ? […] Stricto sensu, un environnement est ce qui entoure une chose ; mais on ne peut rien entourer sans former une barrière, convertissant ainsi les fils sur lesquels la vie se déroule en frontières qui l’enferment […] Ce que l’on a pris l’habitude d’appeler “l’environnement” réapparaît […] comme un immense entremêlement de lignes. Un entremêlement qui n’est pas formé pas des points reliés entre eux, mais par des lignes entrecroisées. Il ne s’agit pas d’un réseau, mais d’un maillage» (Ingold 2016 : 18).

Dans cette perspective, la fabrication est conçue comme « une rencontre de forces et de matériaux […] comme un processus de production de forme – un processus morphogénétique » (Ingold 2017 : 29) qui, dès lors, déstabilise une distinction nette entre organisme vivant et artefact. En effet, les deux sont soumis à un même processus de développement, de croissance, dans lequel l’implication de l’humain ne relève que d’une différence de degré et non par de nature par rapport à celle de l’artefact. En d’autres termes, comme affirme Ingold

 «Même si le fabricant a une forme en tête, ce n’est pas cette forme qui crée le travail. C’est son engagement avec les matériaux. Et, par conséquent, c’est cet engagement que nous devons atteindre si nous voulons comprendre comment les choses sont fabriquées […] En suivant leurs matériaux, ce n’est pas tant que les artisans « interagissent », mais plutôt qu’ils “correspondent” avec eux. Et donc, fabriquer est un processus de correspondance, et non l’imposition d’une forme préconçue sur une substance matérielle brute, mais la prolongation ou la présentation de potentiels immanents dans un monde de devenir» (Ingold 2017 : 29, 41).

Finalement, il nous semble que la clé de compréhension de la relation entre matériau et forme de vie réside, au moins dans le cas du Craftivism, précisément dans cet engagement qui investit sans solution de continuité tous les niveaux da sa production et articulation sémiotique, corporel-matériel, pratique, socio-culturel, politique.

Dialoghi Mediterranei, n. 36, marzo 2019
[*] Abstract
In questo contributo presenteremo alcune delle caratteristiche salienti del fenomeno conosciuto con il nome di Craftivism, ovvero di pratiche afferenti all’arte e all’artigianato tessile in cui l’uso delle fibre e delle tecniche è investito di valenze politiche e identitarie. Sottolineremo in primo luogo la multimodalità del tessile in quanto tale; in secondo luogo, procederemo all’individuazione di alcune dimensioni pertinenti nell’analisi di questo fenomeno, le quali ci permetteranno di fornire anche alcuni elementi di contestualizzazione storico-sociale e culturale di tali pratiche. Cercheremo in particolare di mostrare come il Craftivism, attraverso la sua natura trans-culturale, così come lo stretto legame che si può rinvenire tra agenti, materie e forme di adesione e di impegno, possa costituire un fertile banco di prova in vista di una riconsiderazione attuale delle relazioni tra antropologia e semiotica. A tal proposito, attraverso le nozioni di materia/materiale, forma di vita, linea e fabbricazione, verrà discusso un possibile avvicinamento tra le posizioni antroposemiotiche di Jacques Fontanille e l’antropologia di Tim Ingold.
 Note
 [1] Cf. http://craftivism.com/definition/
[2] Cf. https://finecellwork.co.uk/
[3] Cf. https://ifcprojects.com/
[4] Cf. http://www.microrevolt.org/petition_overview.htm
[5] Cf. https://craftivist-collective.com/
Références bibliographiques
Bratich, J. Z. & Brush H. M., “Fabricating Activism: Craft-Work, Popular Culture, Gender”, in Utopian Studies, vol. 22, n. 2, 2011 : 233-260
Buchmann, R. & Frank R., “A Survey on the Significance of Textiles in Contemporary Thought and Praxis”, in Texte zur Kunst, n. 94, 2014 : 163-177
Corbett, S. & Housley, S., “The Craftivist Collective Guide to Craftivism”, in Utopian Studies, vol. 22, n. 2, 2011: 344-351
De Luca, V., “La lisibilité du tissu : le cas des Prisenti de Gibellina”, in Textimage, Varia 6, 2018, http://www.revue-textimage.com/16_varia_6/deluca1.html
De Luca, V., “La matière et la technique comme dispositifs de médiation. Le cas des Cartes-tapisseries d’Alighiero Boetti”, in Actes Congrès AFS 2015, http://afsemio.fr/wp-content/uploads/Sens-et-médiation.-V.-De-Luca.pdf, 2016: 371-391
Fontanille, J., Pratiques sémiotiques, PUF, Paris, 2008
Fontanille, J., Formes de vie, Presses Universitaires de Liège, Liège, 2015
Greer, B., Knitting for good. A Guide to Creating Personal, Social & Political Change, Stitch by Stitch, Roost Books, Boston MA, 2008
Ingold, T., Marcher avec les dragons, Zones Sensibles, Bruxelles, 2013
Ingold, T., “La vie dans un monde sans objets”, in Perspective, n. 1, 2016: 13-20
Ingold, T., “Les matériaux de la vie”, in Socio-anthropologie, n. 35, 2017: 23-43.
Ingold, T., “Prêter attention au commun qui vient. Conversation avec Martin Givors & Jacopo Rasmi”, in Multitudes, vol. 3, n. 68, 2017: 157-169.
Weddigen, T., “Notes from the field : materiality”, in Art Bulletin, n. 95: 2013, 34-37
Weida, C. L. & Marsh, J., “Soft and Sustainable Studio Work: Recycling Media, Representing Ecology, and Re-envisioning Craft with the International Fiber Collaborative”, in Journal of Art for Life, vol. 5, n. 1, 2014: 1-20
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Valeria De Luca, è dottore di ricerca in semiotica presso l’Università di Limoges (Francia), dove ha sostenuto una tesi sulla danza sotto la supervisione di Jacques Fontanille. Dopo aver svolto alcuni incarichi di insegnamento, è attualmente membro associato del CeReS (Centre de Recherches Sémiotiques) dell’Università di Limoges. Le sue ricerche vertono su pratiche socio-estetiche, quali la danza sociale (in particolare il tango argentino), alcune forme di performance e di reenactment, e alcune forme di ibridazione tra arte e artigianato tessile. È autrice di numerose pubblicazioni e lavora attualmente alla redazione del suo primo volume sulla semiotica applicata al tango.
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