CIP
di Souhaila El Jinani [*]
Introduction
L’objectif primordial de cet article est d’explorer le rôle que jouent les musées au Maroc dans la patrimonialisation des objets patrimoniaux. Nous partons de l’idée que les musées ont pour but principal de sauvegarder, faire connaitre et transmettre les objets patrimoniaux. Ils gardent le lien entre le Passé, le Présent et le Futur. Dans ce sens, nous nous inspirons de la réflexion menée par une spécialiste du patrimoine et des musées, Sophie Mariot-Leduc, selon laquelle «le processus de patrimonialisation repose avant tout sur le temps présent et l’exposition muséale est devenue le moment clef de ce processus. Elle permet de faire le lien entre le passé et l’avenir, entre les héritiers, les légataires et les découvreurs» (Mariot-Leduc S., 2014: 136).
Dans un contexte de mondialisation dans lequel les musées occupent une place primordiale, cette patrimonialisation incarne aussi un dialogue entre cultures. Dans son ouvrage L’autre mondialisation, le sociologue Dominique Wolton parle de « la cohabitation culturelle au plan mondial à l’aube du XXIe siècle». Il considère que pour «amortir les effets de la mondialisation», il faut assurer une «cohabitation culturelle» par une «autre mondialisation» dans le «respect des identités» (Hurez S., 2004: 422). Nous estimons ainsi que les musées jouent un rôle important dans cette «cohabitation» et dialogue interculturel.
Pour répondre à cette question centrale et sans prétendre à l’exhaustivité, nous nous sommes basés sur les résultats d’une exploration de terrain effectuée entre 2018 et 2023 dans le cadre d’un travail d’une Thèse de Doctorat en Géographie en cours de réalisation au sein de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines qui relève de l’Université Mohamed V de Rabat au Maroc. L’approche empirique a privilégié une démarche qualitative basée sur deux instruments de recueil d’informations: l’observation in situ et des entretiens semi-directifs réalisés auprès les propriétaires et les responsables de certains musées publics et privés dans trois villes marocaines classées par l’Unesco Patrimoine Mondial de l’Humanité: Marrakech, Rabat et Fès.
Dans notre analyse, l’accent sera mis aussi sur les acteurs (investisseurs) à l’origine de la création de certains musées au Maroc. Il s’agit de savoir l’origine de ces acteurs, le contexte de leur investissement dans les musées, leurs objectifs et leurs représentations construites des musées, du patrimoine et de la ville. La réflexion tourne ainsi autour de quatre variables clés: musées, patrimonialisation, dialogue de culture et acteurs.
La patrimonialisation: l’institution du statut «patrimoine» pour des objets
Pour définir «la patrimonialisation», nous empruntons ce sous-titre à Jean Davallon. Pour ce sociologue et spécialiste du patrimoine et des musées, la «Patrimonialisation» est:
«L’acte par lequel un collectif reconnaît le statut de patrimoine à des objets matériels ou immatériels, de sorte que ce collectif se trouve devenir ainsi héritier de ceux qui les ont produits, et qu’à ce titre il a l’obligation de les garder afin de les transmettre» (Davallon J., 2014a: 1).
Pour lui, il existe deux manières d’étudier le processus de patrimonialisation. La première porte sur les politiques publiques et l’action des acteurs impliqués dans la reconnaissance du caractère patrimonial d’objets particuliers et leur valorisation. Elle concerne particulièrement le processus de l’inscription officielle d’un objet comme patrimoine matériel ou immatériel, à l’échelle nationale et / ou internationale. C’est le rôle des Etats et des institutions internationales, comme l’Unesco.
L’autre manière d’étudier la patrimonialisation porte sur sa dimension «symbolique». Il s’agit, selon Jean Davallon, de:
«saisir les modalités selon lesquelles les hommes du présent conservent des «choses» venues du passé et, en leur donnant statut de patrimoine, construisent un rapport à ce passé à travers la circulation des objets dans le temps et l’espace des cultures. […] Les musées établissent une relation avec un univers invisible: non présent parce qu’appartenant au passé, mais à la fois attesté comme ayant existé et représenté – c’est-à-dire rendu présent – à travers (la mise en exposition) les dits objets patrimoniaux» (Davallon J., 2014a: 2).
Jean Davallon appelle ce rôle des musées: une «patrimonialisation anthropologique et communicationnelle» (ibidem).
Dans son article «Comment s’inventent de nouveaux patrimoines», Michel Rautenberg parle lui aussi de «l’approche anthropologique du patrimoine». Cette approche conçoit la patrimonialisation comme un processus qui répond à deux objectifs: l’un vise à rassembler la société autour de symboles de longue tradition; l’autre tente de constituer pour un groupe professionnel (dont les professionnels des musées) un patrimoine, immatériel ou matériel, qui soit un bien utile pour des projets touristiques (comme des projets de musées). Dans cette patrimonialisation, les habitants reconnaissent les objets patrimoniaux qui leur sont proches en les inscrivant dans leurs pratiques. La patrimonialisation selon cette approche de Michel Rautenberg n’est pas seulement liée à un sentiment nostalgique à l’égard d’un passé. Elle est aussi un «fait social, à forte dimension symbolique» orienté par les acteurs publics et privés (dont les propriétaires des musées) et lié aux enjeux économiques et territoriaux du présent (Rautenberg M., 2003: 19).
Partant de là, nous supposons que la création et la fréquentation des musées font partie de cette «approche anthropologique du patrimoine» et occupent une place importante dans le processus de patrimonialisation «symbolique» des objets mis en exposition. C’est, ainsi, dans cette manière d’aborder la patrimonialisation que se situe notre réflexion sur le rôle des musées dans le processus de «mise en patrimoine», à travers la conservation des objets patrimoniaux «venus du passé», leur mise en valeur et leur présentation au public, sous forme d’une «mise en exposition».
Les gestes de la patrimonialisation
Notre réflexion s’inscrit aussi dans l’analyse faite par Jean Davallon et développée dans son article «À propos des régimes de patrimonialisation: enjeux et questions». Dans cet article Jean Davallon parle des «gestes qui assurent la réussite du processus de la patrimonialisation» (Davallon J., 2014b: 1). Il a repris le terme «Geste» – qu’il a utilisé dans son ouvrage Le Don du patrimoine: Une approche communicationnelle de la patrimonialisation (Davallon J., 2006) et dans son article «Gestes de mise en exposition» (Davallon J., 1986) –, afin de distinguer les pratiques de la mise en exposition des objets du patrimoine. Pour lui, ces pratiques et ces «gestes de patrimonialisation» varient selon les objets du patrimoine, les moments et les situations; c’est-à-dire selon les types de musées.
Dans ce sens, Jean Davallon a identifié cinq gestes qui définissent ce qu’il appelle «les conditions de félicité» du processus de la patrimonialisation et «l’opérativité de la mise en exposition comme rituel de représentation» (Davallon J., 2014b: 1-2):
♦ Le premier geste concerne «l’intérêt porté à l’objet» (patrimoine) par un collectif ou un groupe social. Il se traduit par la reconnaissance (le sentiment) de la valeur patrimoniale d’un objet. Reprenant le mot introduit par le spécialiste de la communication Umberto Eco (1993), Jean Davallon qualifie de «trouvaille» cette «expérience qui allie la perception d’un objet ordinaire, sans gloire, et le sentiment de « sublime du passé» ou de «beauté sublime» qu’il peut déclencher (Davallon J., 2014b: 1).
♦ Le second geste correspond à «la production de savoir» sur l’objet et son monde d’origine. Selon Jean Davallon: «il n’existe pas de reconnaissance d’un statut de patrimoine qui se fasse sans production d’un savoir servant à établir la nature et l’origine de l’objet qu’il soit matériel ou immatériel» (Davallon J., 2014b: 2).
♦ Le troisième geste est lié à «la déclaration du statut du patrimoine». Selon Jean Davallon, «un objet ne devient patrimoine qu’à partir du moment où il est déclaré comme tel». Pour lui, cette déclaration entraîne deux obligations constitutives du statut patrimonial: (i) l’obligation de garder les objets patrimoniaux matériels ou immatériels impliquant leur sauvegarde; (ii) l’obligation d’une mise à disposition symbolique de ces objets pour le collectif.
Le quatrième et le cinquième geste concernent respectivement la mise en œuvre de ces obligations: la mise à disposition symbolique de ces objets pour le collectif et leur transmission aux générations futures. C’est le rôle des musées.
A partir de ces «gestes», Jean Davallon explique le processus par lequel un «objet ordinaire» peut devenir un objet patrimonial qui mérite d’être préservé, exposé et transmis aux générations futures. C’est ce que nous allons essayer de montrer pour certains musées au Maroc.
Les musées au Maroc: Une patrimonialisation plurielle
En Juin 2023, le Maroc compte 132 musées, dont 18 publics, 47 semi-publics et 67 privés. Dans les musées que nous avons visités pendant notre travail de terrain dans les villes de Marrakech, Rabat et Fès, nous avons observé presque les mêmes « gestes de patrimonialisation » évoqués par Jean Davallon. Mais il y a une distinction concernant notamment les pratiques de la mise en scène (l’exposition) des œuvres. Ces pratiques varient d’un musée à un autre, selon les porteurs des projets muséaux, la nature de l’objet patrimonial exposé, la date et le contexte de la création de chaque musée. Cette distinction se traduit par une pluralité de musées. Nous allons présenter ici quelques cas de musées avec leurs «gestes» de patrimonialisation.
Musée Boucharouite à Marrakech: La patrimonialisation des tapis «Boucharouite»
Le musée Boucharouite est situé au cœur de la médina de Marrakech. Il occupe un ancien Riad qui date du 19 Siècle. Après sa restauration, ce Riad a été reconverti en musée en 2014 par Patrick de Maillard: un collectionneur Français, galeriste des expositions temporaires en Europe, et grand voyageur en Afrique, en Asie et en Amériques-Antilles. Lors de l’entretien qu’il nous a accordé le mardi 3 Juillet 2018 dans son musée, Patrick de Maillard a déclaré:
«Je suis Patrick de Maillard. Je suis tombé amoureux de Marrakech quand je suis arrivé en 2000. J’ai cherché une maison à acheter pendant trois voyages et j’ai fini par la trouver en 2000. Elle a beaucoup d’âme des siècles passés. […] J’ai commencé par une maison d’hôte et très vite j’ai découvert en 2006 les tapis Boucharouite chez un ami. Je lui ai dit: «qu’est-ce que c’est ces tapis-là?». Il me répondait: «c’est du n’importe quoi, ce sont les tapis des pauvres, les tapis des ploucs, sans aucun intérêt. C’est pour ça que les femmes les ont cachés ». Je lui ai dit : « mais non, ce que je voie ici, c’est … Ok … ce sont des tapis en bouts de chiffons; mais ce sont des artistes qui ont fait ces tapis-là». Mon œil me permet de détecter parmi ces tapis de très belles pièces, et j’estime que ces femmes étaient des artistes. C’est ma connaissance de l’art depuis 40 ans». Et donc j’ai dit à mon ami le vendeu: «ramène-moi tous les tapis des pauvres, des ploucs; moi je vais tous les achter» [Entretien, Patrick de Maillard, 3 Juillet 2018].
Le musée Boucharouite à Marrakech est donc un musée consacré à l’art populaire Berbère, essentiellement aux tapis dits «Boucharouite» qui signifient en berbère les tapis tissés par des femmes à partir de bouts de vieux tissus vêtements, recyclés puis découpés et assemblés. C’est une méthode de fabrication artisanale de tapis au Maroc. La création d’un musée dédié à ce type de tapis traduit ce que Jean Davallon appelle « la découverte et le sentiment de la «valeur» spécifique d’un objet patrimonial». Ce «geste de patrimonialisation» a commencé en 2006, quand Patrick de Maillard, le fondateur du musée, a découvert par hasard ce type de tapis chez un vendeur de tapis dans les souks de la Médina de Marrakech. Lors de cette découverte, Patrick de Maillard a senti que ces tapis ont une «valeur spécifique» – pour reprendre un terme utilisé par Jean Davallon – qui fait qu’ils doivent être gardés.
Pour Patrick de Maillard, les «tapis Boucharouite» représentent une «trouvaille» qui signifie, selon Jean Davallon, le passage d’un «objet ordinaire» – sans aucun intérêt – à une «beauté sublime» qui mérite d’être mise en valeur (Davallon J., 2014b: 1). Il a ajouté lors de notre entretien avec lui:
«J’ai acheté tous ces tapis et j’ai commencé à les lire, comme si je lis un livre, pour trouver les signes et les codes berbères par lesquels les grands-mères ont essayé de raconter leurs histoires» [Entretien, Patrick de Maillard, 3 Juillet 2018].
Après la création de son musée, Patrick de Maillard a cherché interpréter les codes inscrits dans ces tapis Boucharouite et, en conséquence, produire un «savoir» sur ces tapis. C’est là, l’un des «gestes de patrimonialisation» selon Jean Davallon.
Lors d’une visite guidée par lui à son musée, Patrick de Maillard nous a fait découvrir ses œuvres mises en exposition et il nous a expliqué les histoires que ces tapis racontent, en faisant une comparaison entre les femmes qui ont fabriqué ces tapis en boucharouite et certains célèbres artistes de l’art contemporain:
«Ces femmes-là ne savent pas qu’elles sont des artistes et racontent des histoires […]. Qu’est-ce qu’elles expriment dans ces tapis-là ? Quatre choses, quatre sources d’inspiration: La nature : elles vivent dans la nature tous les jours. Les événements familiaux : les mariages, les naissances, les décès, etc. Le troisième élément est les événements sociaux, ce qui se passe dans la communauté, c’est-à-dire la vie de la communauté dans le champ, dans le souk, dans les fêtes, etc. Et le dernier, comme toutes les femmes du monde, leur propre fantasme, leur propre désir, leur propre rêve (…). Ce sont des artistes aussi importantes que Van Gogh, que tous les artistes de l’art contemporain du monde entier. Mais, ces femmes berbères ne savent pas qu’elles sont des artistes. La seule différence entre eux et les célèbres artistes c’est qu’elles n’ont pas de niveau d’éducation suffisant», a-t-il dit [Entretien, Patrick de Maillard, mardi 3 Juillet 2018].
Pour Patrick de Maillard, l’un des objectifs derrière la création du musée Boucharouite est la transmission et l’organisation de ce que Jean Davallon appelle «l’accès du collectif à l’objet patrimonial», qui est l’un des «gestes de patrimonialisation». Dans ce sens, Patrick de Maillard a affirmé lors de l’entretien qu’il nous a accordé:
«[…] Ces femmes racontent des histoires, et moi je ne suis qu’un passeur. Le rôle d’un musée c’est d’être passeur; quel que soit le musée. On doit transmettre un savoir, un patrimoine; transmettre des émotions à travers ce que font les artistes. Donc, le plus important dans un musée c’est transmettre. […] On a redonné vie à ce patrimoine grâce à ce musée. Les gens ont créé une dynamique autour de ces tapis-là» [Entretien, Patrick de Maillard, mardi 3 Juillet 2018].
Le musée Berbère à Marrakech: La Patrimonialisation de la mémoire berbère
Le musée Berbère a été inauguré en 2011, dans l’ancien atelier de peinture de Jacques Majorelle, au cœur du Jardin Majorelle, l’ancien musée d’art islamique. C’est un musée dédié à la culture amazighe. Il a été créé par le français Pierre Bergé (1930-2017), connu comme un homme d’affaires, mécène et collectionneur, actif dans le secteur de la haute couture, au même titre qu’Yves Saint Laurent. Ce musée Berbère expose de nombreux objets de la culture Berbère ; des habits et accessoires, des objets de culte, des instruments de musique, des mobiliers, etc. C’est une collection personnelle de Pierre Bergé et Yve Saint Laurent, comme il a expliqué Pierre Bergé, le fondateur, lors d’un entretien qu’il a accordé au mensuel marocain consacré à l’Histoire du Maroc, Zamane:
«Avec Yves Saint Laurent, nous avons, dès notre première arrivée au Maroc en 1966, porté un grand intérêt à l’art berbère. Avec le temps, nous faisions donc le tour des bazars de Marrakech et achetions des objets. À l’époque, la ville était beaucoup moins prisée par les touristes. De fait, nous dénichions les objets rares beaucoup plus facilement qu’aujourd’hui. La plupart étaient authentiques et anciens. Mais la collection ne s’est vraiment étoffée que depuis quelques années, lorsque j’ai acheté 2 000 pièces en une seule fois» (Bergé P., 2019).
D’une grande attraction touristique, le musée Berbère met en exposition aussi un patrimoine immatériel, à travers les savoir-faire berbères, qui s’exprime dans la transformation de divers matériaux en objets, la réalisation artisanale, les objets domestiques du quotidien ou de fête.
Musée Mohammed VI de Rabat: la patrimonialisation d’art moderne et contemporain
Ayant ouvert ses portes au grand public en octobre 2014, le Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain à Rabat est la première institution muséale publique au Maroc à se consacrer entièrement aux arts contemporains, jusque-là essentiellement investis au Maroc par les institutions muséales privées.
Le bâtiment est du style andalou traditionnel, avec une grande halle lumineuse au centre et une façade d’une architecture néo-mauresque.
Ce musée compte aujourd’hui parmi les musées marocains et africains de renom grâce à la richesse de ses collections et le rayonnement de ses expositions. Il nourrit également des partenariats avec les plus grands musées du monde. Plusieurs peintures et sculptures y sont conservées et présentées au public. Chaque année, des expositions temporaires, d’ambition internationale, offrent aux visiteurs la possibilité de découvrir des œuvres d’art moderne et contemporain.
La Maison de la Photographie de Marrakech: la patrimonialisation d’une archive
La maison de la Photographie de Marrakech est une structure privée. Elle a ouvert ses portes en 2009. C’est une maison traditionnelle qui se trouve dans une petite ruelle de l’ancienne médina de Marrakech (rue Ahl Fès). Elle a été achetée, restaurée et convertie en lieu d’exposition de photographie par deux passionnés de la photographie, de l’art et des musées: Patrick Manac’h et Hamid Mergani.
La Maison de la Photographie de Marrakech est avant tout une collection de photographies sur le Maroc. Elle comprend environ 10.000 photographies réalisées au Maroc, particulièrement à Marrakech et sa région, entre 1870- 1950.
Selon Patrick Manac’h, cette collection de photographies est «une archive sur le Maroc». La Maison de la Photographie de Marrakech ne s’appelle, d’ailleurs, pas «musée». Mais elle a l’usage et la fonction d’un musée dont l’objectif est de sauvegarder et de transmettre une archive de photographies sur le Maroc, en donnant à ces photographies un nouvel usage: l’usage muséal. Il s’agit d’une « patrimonialisation d’une archive », pour reprendre une expression de Jean Davallon (Davallon J., 2014a: 18). Patrick Manac’h a précisé bien ce rôle de la maison de Photographie de Marrakech, lors de notre entretien avec lui :
«Les œuvres exposées sont des œuvres que nous avons rassemblées une après une. Ce n’est pas une collection héritée. C’est, encore une fois, j’insiste, la volonté de rassembler deux hommes et, curieusement, la volonté de rassembler une modernité. Je m’explique: j’ai tendance à penser que l’humanité constitue, au-delà du temps et de l’espace, un tout. […] Nous sommes tous les héritiers de ce qui est eu avant nous, et nous avons un devoir de transmission. Et donc, les photographies ont été prises par des photographes; bien sûr, qui ont regardé le Maroc et qui, généralement, l’ont aimé avec leur culture, avec beaucoup de choses, mais qu’ils nous transmettent quelque chose qui ne meure pas; qui est la passion d’exister, avec ses tragédies, avec ses moments forts, ses beautés. Donc nous devons ressentir çà dans ce lieu. C’est un lieu paisible, un lieu harmonieux» [Entretien, Maison de la Photographie de Marrakech, 26 Juin 2018].
La Maison de la Photographie de Marrakech organise aussi des expositions thématiques, à la fois dans la Maison de la Photographie, mais aussi dans des écoles, en partenariat avec des institutions culturelles. Elle est aussi une maison d’édition. Elle a publié une collection variée de photographies, de cartes postales et de catalogues. L’objectif de ces activités est la transmission et la socialisation à la patrimonialisation.
Le Musée de la culture juive de Fès: la patrimonialisation de la mémoire hébraïque
En Mars 2023, les travaux d’aménagement du musée de la culture juive de Fès ont été achevés. Financés par l’Etat marocain – une première dans le monde arabe –, ces travaux ont été réalisés par l’Agence de Développement et de Réhabilitation de Fès (ADER-Fès) dans le cadre d’un projet plus large de développement et de rénovation de la Cité précoloniale de Fès, dite la Médina, appelé «Médina de Fès 2018-2023» qui comprend aussi la rénovation de plusieurs lieux de culte juifs et musulmans.
La Fondation nationale des musées du Maroc a contribué à ce projet par la décoration des différentes ailes du musée et l’acquisition de plus de 200 objets d’art illustrant la culture juive du Maroc.
Situé à proximité du quartier juif, le Mellah, du cimetière juif de Fès – qui compte de nombreux rabbins éminents, plus que tout autre cimetière juif du Maroc – et du Palais Batha qui abrite le grand musée de l’art de l’islam, le bâtiment qui abrite ce musée est une grande demeure traditionnelle dont l’architecture est l’empreinte d’une identité spécifique. Sa restauration a été conçue selon les principes de l’architecture juive marocaine. Le musée se donne pour principale mission de préserver le patrimoine juif de la ville, en tant que composante de l’identité marocaine.
Le choix la ville de Fès pour ce projet de musée n’est pas anodin. «Capitale spirituelle du royaume chérifien» – selon la légende –, Fès incarne le modèle de la cité médiévale cosmopolite dont l’histoire du peuplement, depuis la fin du VIIe siècle , est celle de vagues de populations plurielles, musulmanes (arabes et amazighes) et juives, venues successivement pour y résider de manière définitive. Certains toponymes de cette cité, dont Bab el-Kanisa (la porte de l’Église), constituent des indices topographiques de la diffusion du christianisme à Fès où l’évêque et le personnel de l’église étaient certainement des figures de la société locale durant les premiers âges de la ville de Fès (Idrissi Janati M., 2017).
Le musée de la culture juive de Fès s’ajoute à deux autres Musées du judaïsme marocain, celui de Casablanca et celui d’Essaouira.
Le Musée des Confluences à Marrakech: la patrimonialisation de l’art universel
Le Musée des Confluences – Dar el Bacha à Marrakech est dédié à l’art universel où sont exposés des objets relatifs à la science et aux savoirs. Situé au cœur de l’ancienne Médina de Marrakech, Dar El Bacha où se trouve ce musée est un Palais du début du 20ème siècle, dont l’architecture illustre à la fois le savoir-faire traditionnel des artisans marocains et des influences de l’architecture européenne inspirée notamment d’Italie. Cette ancienne demeure a été récupéré en 2015 par la Fondation Nationale des Musées qui a immédiatement entreprit sa restauration pour en faire le «Musée des confluences».
Entre décembre 2017 et mai 2018, la Fondation Nationale des Musées a organisé dans ce musée une exposition itinérante intitulée «Lieux saints partagés au croisement des trois religions monothéistes», en partenariat avec le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée de Marseille (MUCEM), et avec comme précepte: «un lieu saint peut être partagé par plusieurs religions». L’objectif étant la mise en lumière d’une composante majeure de la culture méditerranéenne dont l’enjeu est de rendre possible la coexistence des cultes et des religions. Cet événement prend tout son sens, à l’heure où l’actualité remet en cause la cohabitation ainsi que le dialogue entre les peuples. Il revêt une importance primordiale de par sa symbolique illustrant le message de tolérance, d’acceptation et de paix. Le public a pu s’imprégner de la dimension anthropologique de certains monuments et lieux saints, et découvrir des objets, d’œuvres d’art, de photographies et de vidéos provenant du MUCEM, mais aussi de collections marocaines. Présentée au musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée de Marseille en 2015, puis au musée du Bardo à Tunis, l’exposition a investi le musée des Confluences de Marrakech, avant de s’envoler pour New York.
En Novembre 2018, la Fondation Nationale des Musées a organisé dans ce musée une autre exposition: «Voyages de Patti Birch : Passions et collections» qui présente certains objets issus de la collection constituée par Patti Cadby Birch, une philanthrope américaine et citoyenne du monde spécialiste de l’art et des musées, à travers ses voyages dans le monde pendant des décennies jusqu’à son décès en 2007.
Cette exposition présente une collection à caractère universel d’une valeur anthropologique constituée de plusieurs objets d’art islamique, asiatique, précolombien, africain et judéo-marocain.
Épilogue
Les musées présentés dans cet article sont des musées thématiques centrées sur des préoccupations très diverses. Chacun a ses propres objets et raconte une histoire particulière, mais ils ont tous une même démarche patrimoniale et un public de plus en plus large. Ces musées représentent certes des lieux d’archéologie, mais en même temps des espaces de dialogue entre cultures.
On peut conclure ainsi que les musées, comme lieu de la découverte, confirment la notion de la «diversité culturelle» et essayent de nourrir un dialogue universel en répondant à un même enjeu: la reconnaissance de la culture de l’Autre et l’instauration des valeurs de la paix et du vivre-ensemble, dans un monde de conflit et de replis identitaire. Partant de là, nous estimons que le musée représente un lieu alternatif non seulement de la socialisation au patrimoine, mais aussi à l’éducation interculturelle.
Dialoghi Mediterranei, n. 63, settembre 2023
Abstract
Questo articolo affronta la questione del ruolo svolto dai musei in Marocco nella patrimonializzazione degli oggetti e nel dialogo tra le culture, in un contesto di globalizzazione in cui i musei occupano un posto fondamentale. Fornisce anche una risposta alla domanda riguardante gli attori (investitori) dietro la creazione di alcuni musei nel Paese nordafricano. Per rispondere a questa domanda centrale e senza pretendere di essere esaustivi, ci siamo basati sui risultati di un’esplorazione sul campo effettuata tra il 2018 e il 2023. La ricerca empirica ha privilegiato un approccio qualitativo. In termini di analisi si conferma l’idea che questi musei rappresentino certamente luoghi di conservazione e tutela dei beni storico-archeologici, ma anche spazi elettivi di dialogo tra culture.
Références
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Davallon J., 2006, Le Don du patrimoine: Une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris, Ed. Hermès Sciences-Lavoisier (Communication, médiation et construits sociaux).
Davallon J., 2014a, «Une patrimonialisation des archives ?», Louvain la-Neuve, Belgique.
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Eco U., 1993, «Observations sur la notion de gisement culturel», in Traverses n° 5: 9-18
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Souhaila El Jinan, dottoranda presso la Facoltà di Lettere e Scienze Umane dell’Università Mohamed V di Rabat – Marocco e stagista presso l’Organizzazione mondiale islamica per l’educazione, la scienza e la cultura (Icesco) – Rabat. Il suo lavoro di tesi si concentra su Città e musei in Marocco. Le sue aree di interesse privilegiano temi della cultura, del patrimonio e del turismo, in particolare il ruolo dei musei nelle dinamiche del patrimonio, la socializzazione del patrimonio e il dialogo tra le culture.
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